《文豪之家》——尤瑟纳尔《牢狱环游》
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LA MAISON DU GRAND ÉCRIVAIN
On la donne comme un exemple de luxe kitsch, presque insolemment occidentalisée. En fait, habitués que nous sommes aux maisons basses, cette maison du type villa niçoise semble surtout étriquée, sa largeur ne correspondant pas à sa hauteur. Elle perche d’assez haut sur la rue en pente, doucement incurvée, qui n’est pas sans rappeler une rue résidentielle de Marseille ; la statue d’Apollon dans le petit jardin est aussi inattendue qu’un Bouddha dans un petit bosquet d’une villa du Mont-Boron. À l’intérieur, la disproportion continue : de la pièce où l’on cause, où l’on mange, encombrée de meubles et de souvenirs d’Europe pas plus décevants que les japonaiseries rapportées par nos touristes, on monte par un escalier de fer forgé, collé à l’un des murs, vers un autre salon peu éclairé dont je m’aperçois bientôt qu’il tient de l’oratoire, en suspens sur le rez-de-chaussée comme au théâtre un premier balcon. J’ai vu des dispositions de ce genre dans certaines maisons des « beaux quartiers » parisiens construites vers 1910 en style artiste.
Une fois là-haut, je reconnais le canapé très européen où l’écrivain se fit photographier avec sa jeune femme, alors que ce logis était encore un jouet tout neuf. La table basse est couverte d’une sorte de jeu de construction pour fantôme : la maquette du décor du Roi lépreux qui fut, si je ne me trompe, la dernière pièce de Mishima. Située sur les terrasses et les escaliers d’Angkor Vat. L’auteur a dû distribuer et redistribuer ces blocs à la recherche d’effets de lumière et de perspective. Il semble qu’on n’y ait pas touché depuis.
Un peu en retrait, un guéridon couvert d’une nappe blanche expose le dernier portrait de l’écrivain, flanqué de petits bols de riz, de tasses de thé froid, et de mandarines funéraires. Voilà bien ce visage tendu, presque buté, où affleure pourtant une sensibilité quasi maladive, ces yeux lourds de songes qui absorbent, plus qu’ils ne les voient, les choses. L’homme qui se voulut occidentalisé et de son temps, puis rentra violemment par la mort dans les traditions de sa race, est ici l’objet presque conventionnel d’un culte des mânes, devant lequel on passe familièrement, et pourtant avec respect, en vaquant aux soins domestiques, à moins qu’on ne s’arrête devant lui de temps à autre pour réciter un Nembutsu.
Le bureau, un peu plus loin, est tout de même privé du kitsch qu’on a prêté à toute cette demeure. Il est, lui aussi, exigu. Les murs sont tapissés de livres, tant japonais qu’anglais (Mishima ne savait pas d’autres langues, sauf ce peu de grec appris dans l’enthousiasme après un bref voyage en Grèce). Je trouve à portée de main la traduction anglaise de Mémoires d’Hadrien, par Grace Frick. Il fit l’éloge de ce livre dans l’une de ses dernières entrevues avec un journaliste français, et je garde de ces quelques mots comme entendus à distance l’impression d’un contact qui vaut bien les propos toujours insuffisants d’une rencontre face à face. Mishima, rentré tard chaque soir, travaillait à ce bureau, avec devant soi une image, photographie ou dessin, de son fils encore au berceau, à moins toutefois, ce dont je doute, qu’on ne l’ait accrochée là qu’après coup. Presque pas de vue sur l’extérieur. C’est dans cette cellule qu’ont été écrites la plupart de ses dernières œuvres, encore que bon nombre d’entres elles aient été menées à bien dans des chambres d’hôtel où il se sentait sans doute plus libre envers tout. Ce certain soir d’un 24 novembre, il s’est assis là, après un repas à la Ginzaavec ses trois principaux disciples, et aurait, a-t-on dit, composé ces dernières pages de La Mer de la Fertilité qui terminent cette œuvre trouble et sombre par la vision du vide pur et bleu. On a contesté le fait : le roman aurait été terminé depuis un mois déjà. Dans ce cas, il se sera contenté de faire une rature ici, d’ajouter un mot là, et de glisser le manuscrit dans une enveloppe adressée à l’éditeur qui l’attendait le lendemain. Les jeux sont faits : cette nuit est une mesure pour rien. Peu importe que Mishima l’ait passée à composer les plus belles pages de son œuvre, à détruire d’inutiles papiers, ou à dormir la tête sur la table. Il ne reste plus le matin qu’à passer sur la peau nue l’uniforme un peu voyant de sa Société du Bouclier, à sortir le plus discrètement possible, pour ne pas éveiller l’attention de la maisonnée, à jeter peut-être un regard sur le logis japonais, à toit bas, où habitait sa mère qu’il était allé saluer une dernière fois la veille. (La maisonnette est devenue un atelier de céramique et de bijoux où l’ingénieuse Yoko accomplit de délicates merveilles, la belle-mère aujourd’hui vit ailleurs.) Il n’a plus ensuite qu’à traverser l’étroit jardin où l’Apollon importé semble bien pâle (mais n’oublions pas qu’Apollon était aussi pour la Grèce le symbole du soleil meurtrier, et que l’auteur duSoleil et l’Acierl’a peut-être vu ainsi), à descendre les trois marches à quelque distance desquelles l’attendent ses jeunes complices dans une voiture toute neuve, et à se rendre au quartier du Général commandant des troupes pour accomplir, sur le coup de midi, l’abominable et sublime cérémonie de sa mort.
Le 25 novembre : douzième anniversaire de cette fin marquée toujours par une réunion de disciples, plus politique ce me semble que littéraire, et à laquelle pour cette raison j’ai refusé d’assister. Une fois, il y a déjà quelques années, la bande de jeunes gens s’était enfermée dans on ne sait quel bureau de ministère, et se refusait d’en sortir. Fallait-il réduire ces récalcitrants à l’aide de bombes lacrymogènes ? L’énergique Yoko s’offrit comme négociatrice, et cette petite femme marchant d’un pas rapide et léger sur ses sandales à hauts talons, dans ses bas diaphanes à travers lesquels transparaissent des ongles bleu-vert assortis à ceux des mains, parvint à faire sortir docilement le petit groupe. Je lui avais envoyé ce matin des fleurs : « Comment ne pas penser à vous ce jour ? » Mais à la vérité il est impossible de savoir à quoi pensa l’énigmatique petite veuve.
Ce même soir, je m’étais rendue au théâtre : entre le deuxième et le troisième acte, un jeune homme s’approcha tenant en main trois chrysanthèmes. « Pour vous remercier d’avoir consacré un livre à notre grand écrivain. » D’où viennent ces fleurs ? Cet enthousiaste ne pouvait pas prévoir ma présence au théâtre et à cette heure-ci les boutiques de fleuristes sont fermées, à supposer qu’il ait eu la velléité de sortir pour s’y rendre. Je soupçonne les trois chrysanthèmes d’avoir été pris à la grande composition florale qui orne le foyer — ce qui explique peut-être leurs tiges un peu courtes ; je ne les ai que plus appréciés pour cela.
Le lendemain, je dis à J. : « Que l’éclat d’un grand nom nous aveugle pour tout le reste ! » Nous avons pensé hier à Mishima : c’était bien raison. Mais je me demande si dans toute cette ville il y a eu une pensée pour Morita, ce garçon de vingt-quatre ans qui mourut avec lui, et souffrit peut-être moralement davantage, l’ayant vu mourir sans avoir pu, comme convenu, lui porter le coup de grâce — il ne parvint de ses mains tremblantes qu’à lui hacher l’épaule —, et qui, n’ayant pas davantage réussi à s’éventrer, fut décapité, comme le veut le compatissant usage, par un des deux autres acolytes. Plus jeune de vingt ans que son maître, il donna davantage de sa vie, et peut-être sans autre motivation que son loyalisme. Nul ne le mentionne : on sait seulement qu’il était originaire d’une province du Nord, où l’on a, paraît-il, renvoyé ses cendres.
« Quelqu’un y a pensé, me répond J., moi. Oh, il entre là-dedans du hasard : je passais devant je ne sais quelle boutique d’opticien qui portait, imprimé en caractères romains sur la devanture, le même nom, lequel, paraît-il, est banal. Et je me suis dit : ce garçon doit encore avoir quelque part une mère, une grand-mère, une sœur, peut-être une fiancée, qui se souviennent de lui et auxquelles on aimerait envoyer des fleurs. Mais où ? Quelles adresses ? Quels noms ? Même la mère s’est peut-être remariée depuis… »
J’ai écrit ailleurs que les vivants sont souvent aussi évanescents que des morts ; dans L’Œuvre au Noir, Zénon constate avec une sorte d’angoisse métaphysique l’impossibilité de retrouver jamais l’ouvrier qui avait taillé ce banc ou tissé cette laine… Et comment rejoindre, si on le voulait, à travers l’épaisseur des foules, le jeune homme d’hier aux chrysanthèmes, ou même la vendeuse à qui, chez un grand fleuriste quelconque, dans une rue dont nous ne savons pas le nom, nous avons hier acheté ces fleurs pour Yoko ?